Quand le masque se fait révélateur

Temps de lecture : 6 min
Blog HAE

Résumé des épisodes précédents : Le 18 août dernier, la ministre du Travail a annoncé la mise en place du « port du masque dans tous les espaces de travail clos et partagés ».

Voilà. On était content de se retrouver après les vacances, de pouvoir se croiser (même masqués) dans le couloir et de prendre notre café du matin chacun à un coin du hall d’accueil. Amusés de pouvoir comparer les motifs, la coupe et la tenue de nos masques (mention spéciale à ceux qui parviennent à l’assortir à leurs chaussettes), et ébahis devant les difficultés existentielles des barbus (les vrais) dans la tourmente du faux pli et de l’épi.

Et puis… les candidats sont rentrés de vacances, eux aussi, et il a bien fallu qu’on se rende à l’évidence : la visio, ce n’est finalement pas si mal ! En tout cas lorsqu’on parle de recrutement… et chez Humanae, c’est quand même un peu le cœur du sujet.

Entre nous, pas de problème, on se connait presque par cœur, on lit la boutade ou le reproche dans le frisson d’une oreille. Mais pour les candidats… Que d’informations perdues !! Au risque de passer pour des girouettes, la visio qui nous paraissait plus insipide que les nouilles de la cantine, qui ôtait tout relief au plus charismatique des contrôleurs de gestion et qui ne faisait que ralentir les processus décisionnels… prend des allures d’idéal, d’Eldorado de l’entretien. On en vient même à trouver sympa d’organiser des entretiens en binômes, chacun enfermé dans son bureau pour une visio commune (distanciée et sans masque) avec un candidat… Parce que le combo masque et visio, on n’y pense même pas !

Ceci explique cela…

Les spécialistes de la psychologie cognitive estiment que notre visage est primordial dans notre processus de communication sociale, et plus particulièrement le triangle formé par les yeux et la partie inférieure. Le masque serait ainsi un frein majeur à la qualité de nos interactions sociales en cachant près de 60 % de cette zone, nuisant ainsi profondément à la lecture des émotions de nos interlocuteurs.

Dans le cadre d’un entretien professionnel, dont les enjeux peuvent être majeurs pour le candidat, les émotions jouent un rôle essentiel, et ce même si l’on adopte la posture la plus professionnelle qui soit. Un tremblement de voix, un regard fuyant, un rictus… ce sont autant d’indices qui permettent d’orienter l’échange et de choisir les questions.

« Je trouve que ça nous place tous, candidats et recruteurs, dans une économie verbale », explique Aude. « En limitant les expressions faciales, c’est tout le langage corporel qui s’estompe. On a une attitude corporelle de repli et il faut plus de générosité dans la rencontre pour arriver à surmonter l’obstacle du masque. Dans un contexte de stress, voire de timidité, il peut être difficile pour un candidat de se « surimpliquer » pour compenser. Néanmoins, même si je sors de mes entretiens avec des maux de tête et le souffle court, je reste convaincue que l’entretien physique est préférable. A nous de nous adapter à la personnalité du candidat, quitte à raccourcir le temps d’échange ou à accepter la visio dans un premier temps. » 

« Je relève de mon côté assez peu de réticences de la part des candidats à venir nous rencontrer et à porter le masque durant tout l’entretien, ils s’y sont sans doute habitués et jouent le jeu », ajoute Julie. « En tant que recruteur, en revanche, après 2 ou 3 entretiens 100% masqués pendant 1h, je me suis rendu compte de l’importance de la partie basse du visage dans l’expression de la personnalité des candidats. Privé des sourires ou des petits rictus qui paraissent anodins, on passe à côté des non-dits, des doutes, des malaises, et des incompréhensions. Aujourd’hui, alors que j’étais la première à trouver difficile de passer par l’écran pour mes entretiens, je privilégie la visio, qui est devenue pour moi un moindre mal : à défaut de pouvoir échanger sans aucun rempart, je préfère voir au moins les visages. »

«De toute façon, il n’est pas question de remettre le protocole sanitaire en question, et jusqu’à aujourd’hui, personne n’a tenté la fronde de tomber le masque en entretien ! », renchérit Mathieu. « Ça devient par contre le sujet qui brise la glace, on en plaisante, on évoque tout de suite les difficultés que ça engendre et ça détend l’atmosphère. Ça vient compenser un peu l’absence de la poignée de main, qui était d’ailleurs un autre petit indicateur de la personnalité de nos candidats…»

« On a finalement deux populations : les candidats dits « réseau », qu’on a déjà rencontrés dans un autre contexte (plus ou moins récent), qui vont vouloir venir à notre rencontre, quitte à porter le masque, et les autres, que l’on rencontre pour la première fois, et à qui on proposera peut-être plus facilement la visio pour un premier échange, pour limiter les incompréhensions et le stress », explique Julien.

Un sujet qui divise… qui « ensauvage » ?

Qui sait si des « antimasques masqués » ne compteraient pas parmi vos équipes ? Peut-être celui qui passe sa réunion à siroter (plus ou moins bruyamment) son thé, pour ne pas remettre son masque… Ou celle qui affiche un silence buté, cachée derrière son écran de tissu, et qui a brusquement cessé de donner son avis sur tout (et le reste)… Mais qui n’en pense pas moins une fois franchie la porte du bureau !

Pour certains, « masqué » veut dire « muselé »… Cette économie du discours, ce repli, on le perçoit dans les échanges de groupe. La dynamique s’essouffle très vite, on a moins de prise de parole. On reprochait aux réunions virtuelles de limiter la spontanéité des réactions en empêchant le chevauchement des prises de paroles (où tout le monde finit par se taire en attendant que ça passe). On peut reprocher aux réunions masquées d’éteindre notre force de conviction et d’occulter complètement la convivialité d’un échange.

Vous l’avez peut-être remarqué lors de vos trajets quotidiens : les regards sont fuyants, les visages sont sévères, les saluts plus rares. Pourquoi un tel comportement ? La Covid-19 ne se contracte pourtant ni par le regard, ni en disant « bonjour » à un passant…

Les expressions faciales, en permettant aux protagonistes d’une interaction de faire une appréciation de l’état émotionnel de l’autre, leur permettent d’ajuster leur comportement. Un système de régulation avantageux pour toute l’espèce puisqu’il favoriserait une réduction des conflits et une augmentation de la cohésion sociale. Les rites de politesse ont ainsi le rôle essentiel d’éviter l’inquiétude qu’engendre la coprésence physique et de nuancer la peur de l’agression. Il a fallu des siècles d’éducation dans toutes les sociétés pour contenir cette pulsion animale de peur de l’autre qui mène à une réaction primitive : sauver sa peau. S’il nous protège du virus, le masque ne nous protège pas de notre nature profonde et craintive…

Vers une nouvelle compétence émotionnelle ?

Réguler les interactions. Ajuster son discours. Adapter sa prosodie. Rythmer l’échange. Insister sur un point plutôt qu’un autre : autant de choses que l’on fait tous naturellement, intuitivement. Et qui font écho à l’un des enjeux majeurs du recrutement aujourd’hui : l’intelligence émotionnelle… Les fameuses « Soft Skills ».
Le candidat idéal de demain sera-t-il celui qui se plie le mieux à l’exercice du masque et de la visio ? Celui qui a le regard le plus expressif ? Celui qui parvient à vous convaincre sur la base d’une chorégraphie ? Et le recruteur de demain ?

Emeline M.

Sources : The Conversation / image @Freepick

Recevez les dernières directement dans votre boîte email.