Retour au bureau : une dynamique à reconstruire

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Au bureau

Après l’expérience unique de 8 semaines de travail confiné, la question du « retour au travail » fait émerger de nouveaux enjeux. Notons quand même, pour commencer, que beaucoup de travailleurs n’ont pas cessé d’aller au bureau, loin s’en faut. En effet, durant la période de confinement, 53 % des salariés ont continué à travailler à temps plein (14 % en activité partielle) et un peu plus de la moitié d’entre eux l’ont fait sur leur lieu de travail habituel.  

Des clivages de fond

Inutile d’aligner davantage de chiffres pour comprendre que la question du travail est l’un des creusets majeurs des inégalités apparues durant la crise sanitaire

Inégalités dans la typologie du travail d’abord, avec l’apparition d’un vocabulaire de champ de bataille parlant de première, de seconde et de troisième ligne de travailleurs et rappelant une organisation presque militaire puisque, durant le confinement, seuls 15% des cadres se rendaient sur leur lieu de travail là où 90% des ouvriers y étaient contraints. La caractéristique essentielle du contexte de travail de ces salariés : la peur du virus, la peur de le contracter et la peur de le transmettre à leurs proches.

Inégalités dans les conditions du travail, ensuite, puisque ces travailleurs des premières lignes, souvent les plus précaires, ont aussi dû profondément modifier leurs conditions de travail pour appliquer les gestes barrières. Le corps et les respirations qui ne doivent pas transmettre, les restrictions de déplacement, de travail côte à côte, d’échanges. Les télétravailleurs confinés, quant à eux, ont souffert différemment, mais souffert quand même. Immenses inégalités matérielles, géographiques, situationnelles, dérapages managériaux, silence opaque, overdose numérique, solitude physique…

Inégalités dans les perspectives du travail, enfin, avec d’énormes disparités d’un secteur à l’autre, d’un métier à l’autre, d’une entreprise à l’autre. Des reprises différées, des calendriers de reprise qui changent au gré des indicateurs de la pandémie à travers le monde pour les entreprises internationales, qui ne jouent pas toujours le jeu de l’adaptation locale. 

« Aux dires des candidats, les offres d’emploi émanant des grands groupes sont à un niveau plutôt faible, indiquant qu’ils préfèrent peut-être attendre plutôt que de s’engager dans des recrutements, alors même que les besoins sont bien là et qu’ils ne font pas partie des secteurs d’activité les plus touchés. Quand les process sont enclenchés, ils sont parfois interrompus ou hésitants, ce qui laisse les candidats dans le flou quant à la réelle volonté de recruter et rompt la dynamique de reprise », explique Julie.

La machine à travailler se remet à fonctionner, avec beaucoup de précautions, de protocoles, et des stigmates dont on ne mesure peut-être pas encore l’ampleur. Il va falloir que tous ces travailleurs retrouvent l’envie de travailler ensemble alors même qu’ils ont vécu si différemment une même crise.

Faire cause commune de toutes ces différences

L’envie d’avoir envie ?

Nous évoquions récemment, chez Humanae, la sensation d’un décalage réel entre l’envie d’un retour à la vie normale chez les salariés, la résilience et l’énergie des TPE/PME à l’heure du déconfinement, et la frilosité de certains grands groupes qui sombrent dans l’attentisme et décident d’attendre septembre – voire janvier 2021 – pour se remettre en ordre de marche.

« On se retrouve face à des Groupes qui surprotègent leurs salariés par mesure de précaution et qui les incitent fortement à poursuivre en télétravail 2 à 3 jours par semaine. Les jours où ils peuvent revenir voir leurs collègues, les conditions sanitaires sont tellement draconiennes qu’ils finissent leurs journées en n’ayant parlé à personne. L’intérêt de revenir dans les murs n’est donc plus une évidence pour certains collaborateurs, et l’ambiance est souvent plus anxiogène qu’à la maison. Cela ne signifie pas que les salariés ne travaillent pas et ne sont pas productifs, mais on peut se poser la question de l’état de la dynamique collective et humaine au sein de certaines structures, de l’envie d’être à nouveau partie prenante de la vie de l’entreprise, qui ne se limite décidément pas aux tâches individuelles et à la participation aux réunions Zoom ou Skype ! », ajoute Julie.

Du côté des salariés, d’organisation en réorganisation des plannings personnel et professionnel, certains ont fini par se poser la fameuse question : « à quoi bon ? ». A quoi bon retourner au bureau puisque que j’ai (enfin !) les moyens de télétravailler ? A quoi bon reprendre le chemin de mon openspace si je sais que je n’y retrouverai pas mes collègues ? A quoi bon sacrifier encore ma santé mentale (et physique !) pour un chef qui n’a pas pris de mes nouvelles pendant deux mois ? Et c’est sans parler de ceux qui ont profondément remis en question le sens de leur travail… (à lire ici)

Reconstruire le collectif

« J’ai pu échanger avec certains salariés de grands groupes qui sont en télétravail forcé jusqu’à la fin de l’année, avec une possible réévaluation en octobre, selon les indicateurs de la pandémie sur les différents continents. Alors, parce que la crise est gérée de façon déplorable au Brésil, où se trouve le siège, tous les salariés français, qu’ils soient à Paris, Lyon ou Toulouse, sont contraints de rester chez eux. Pour ceux qui ont une famille et une maison avec jardin, ça peut s’envisager un temps, mais pour ceux qui sont dans de petits appartements, seuls, c’est l’enfer ! », raconte Aude. « Le principe de précaution doit évidemment s’appliquer, les protocoles être suivis, mais il faut des mesures ajustées localement, ces gens vont se désengager totalement, voire faire des dépressions… Ils en sont même rendus à organiser des apéros de collègues en dehors de leurs heures de travail pour pouvoir se retrouver ! ».

Ces disparités dans les stratégies de reprise peuvent en outre instaurer un climat de défiance dans la population des travailleurs. Pourquoi la boîte de ma voisine maintient le télétravail quand la mienne me contraint à revenir à plein ? Est-ce que mon employeur me fait courir un risque ? A l’inverse, le manager qui voit revenir la moitié de son équipe se demande légitimement pourquoi l’autre moitié rechigne…

Bon nombre d’enquêtes ont démontré que l’enjeu majeur du travail à distance pour les managers était la préservation du lien avec leurs collaborateurs. Le besoin de ressourcer la relation de travail se fait sentir de façon cruciale dans cette nouvelle étape. On ne développe ni n’entretient une culture d’entreprise à distance. On ne construit pas les codes du travail collectif en visio.

« C’est d’autant plus flagrant quand on discute avec des personnes qui ont intégré leur poste peu avant ou pendant le confinement », précise Nicolas. « Le contexte a chamboulé les organisations, la qualité de leur intégration et beaucoup ne se sentent pas du tout épanouis au sein de leur nouvelle structure. J’ai bien peur que, pour ceux-là, il n’y ait pas de seconde chance d’intégration possible. C’est un faux départ. D’ailleurs ils le sentent bien parce qu’ils ne s’acharnent pas, ils repartent en quête d’un nouveau poste et remettent leur CV en ligne ». Un transfert culturel propre à chaque entreprise, un discours communiqué sur les supports de la structure mais véhiculé surtout par les collaborateurs, qui le transmettent notamment lors des temps informels… Précisément ceux qui nous ont manqué et manquent encore à certains. 

La gestion des ressources humaines, la capacité à faire fonctionner le collectif, à faire confiance, et la volonté d’entendre les retours d’expériences pour tirer les enseignements, notamment sur le travail à distance, de renforcer le management et d’améliorer la qualité de vie au travail seront des indicateurs forts de la santé « mentale » des entreprises.

La réappropriation des valeurs et des histoires de l’entreprise par les collaborateurs, et la capacité des managers à comprendre l’importance du « storytelling », de la « petite mythologie » de chaque organisation, seront tout aussi décisives… L’émergence de nouveaux métiers ? 

Sources : image : Freepick / management-rse.com /

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